La Tribu Qui Pue dans Le Devoir

 

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Les petits « tout-nus » de La tribu qui pue n’empesteront pas les librairies et bibliothèques des États-Unis. Publié aux éditions La courte échelle, ce livre jeunesse écrit par Élise Gravel et illustré par Magali Le Huche n’a pas, jusqu’ici, trouvé preneur auprès des éditeurs du marché américain, ceux-ci jugeant trop obscènes ces petits personnages qui vivent zizi au vent et fesses à l’air dans les bois « de l’autre côté de la montagne des Grands-Pins ».

Mais il semblerait que la chose ne soit pas étonnante, et l’auteure, à qui on a fait comprendre que la nudité était « too french », comme elle l’a écrit sur son fil Twitter, ne s’en offusque pas outre mesure. « Certains éditeurs, même les plus audacieux, disent qu’ils vont se faire clouer au pilori s’il y a de la nudité dans un livre pour enfant. D’autres savent déjà que ceux qui achètent les livres, soit les libraires, les bibliothécaires, les profs et les parents n’en voudront pas », dit Élise Gravel.

Une question de culture ? « Dans le marché du livre québécois ou français, on fait des ovnis, des choses bizarres, plus osées, mais les éditeurs américains, eux, sont pétrifiés de terreur à l’idée de publier des affaires comme ça », explique-t-elle, admettant qu’elle se doutait que son livre ne « passerait pas ». « Chez les francophones, c’est drôle, c’est cute et rafraîchissant, mais en anglais c’est oh my god ! C’est vraiment deux planètes. »

 L’auteure et illustratrice, bien connue pour son coup de crayon déluré et ses illustrations de petits monstres, voit souvent des éditeurs américains complètement déconcertés devant le sujet d’un de ses livres. « C’est souvent trop bizarre pour eux. Ils ne savent pas quoi faire avec », plaisante-t-elle.

Elle cite en exemple son Catalogue des gaspilleurs, un livre humoristique illustré rassemblant des publicités de produits inutiles, comme la baignoire à trous ou la laisse à poisson. « Pour eux, ça ne se publie pas un livre qui n’a pas d’histoire. Ils sont mêlés s’ils ne peuvent pas dire à côté de quel autre produit ça va aller. Il faut une histoire et une morale, idéalement une fin qui finit bien, du sourire, du positivisme. Il ne faut surtout pas être baveux dans le ton, chialeux ou ironique. Les personnages doivent être cute et heureux tout le temps. »

Publié par La Pastèque, Le facteur de l’espace a connu un beau succès en France, mais n’a jamais pu percer le marché américain. « On n’arrive pas à vendre les droits parce que le personnage principal est un adulte. Le marché des livres jeunesse américains penche pour des enfants comme personnages principaux. C’est quand même fou… », raconte Frédéric Gauthier, cofondateur de cette maison d’édition montréalaise, qui traduit 85 % de ses albums jeunesse.

Puritanisme et censure

Ayant l’habitude des caprices de nos voisins du sud, Frédéric Gauthier reconnaît le caractère conventionnel et très formaté du marché. « C’est très puritain. Ils sont des années en retard dans l’édition jeunesse. » Pour pénétrer le territoire avec son livre L’arbragan, Jacques Goldstyn a dû modifier quelques illustrations. La voisine qui se fait bronzer en monokini et qu’un petit garçon espionne porte un haut de maillot dans la version du pays de l’Oncle Sam.

Du même auteur, l’album jeunesse Azadah, qui raconte l’histoire d’une fillette afghane qui souhaite s’ouvrir au monde par la culture et les musées, n’est pas entré dans les chaumières des Américains comme une lettre à la poste. Même qu’au lendemain de l’élection de Trump, l’éditrice avec qui La Pastèque avait signé le contrat a rappelé pour le résilier. « Une petite Afghane qui rêve de s’émanciper et qui voit un tableau de Manet, Le déjeuner sur l’herbe, avec une femme nue qui fait un pique-nique… c’était devenu, disons, un sujet sensible », raconte M. Gauthier. Un an plus tard, l’éditrice a finalement accepté de le publier, non sans exiger des modifications. « On a négocié qu’on pouvait changer une oeuvre, en autant que ça ne change pas le propos du livre. »

Élise Gravel reconnaît qu’elle peut perdre le contrôle d’un bouquin si elle signe un contrat aux États-Unis avant de l’avoir achevé. « On va me contrôler chaque joke et si le ton n’est pas approprié, on va me le faire corriger », dit-elle, admettant vouloir de moins en moins jouer ce jeu. « De plus en plus, je fais un produit fini à mon goût et je le soumets à qui j’ai envie. »

Une question de structure

Cette frilosité ne s’explique toutefois pas que par le puritanisme américain. C’est aussi une question de gros sous. Si Barnes & Noble, le plus gros libraire aux États-Unis, n’en veut pas sur ses tablettes, l’éditeur n’en veut pas non plus, souligne Élise Gravel. Et contrairement à nos voisins du sud, le Canada subventionne l’industrie du livre, notamment par le Conseil des arts. « Mais aux États-Unis, rien n’existe pour les éditeurs et les créateurs. Les lois du marché dictent à 100 % ce qui va être publié ou pas », dit-elle. « Si c’est un flop, c’est l’éditeur qui doit en prendre toute la responsabilité. »

Frédéric Gauthier fait le même constat : le marché du livre est à la merci des méga structures. « Barnes & Noble ne serait pas très heureux de se retrouver dans les médias à cause d’un livre jeunesse. Un scandale sur un livre politique, ça passe encore, mais un scandale parce qu’une mère a déposé une plainte à propos d’un livre jeunesse… »

Car au sommet de la pyramide, les vrais gros joueurs sont le réseau scolaire… et les parents. « Un an avant de sortir un livre sur le marché américain, l’éditeur va rencontrer les commissions scolaires, participer à des foires spécialisées, et toutes les commandes se font dans les six mois précédant la sortie du livre », explique-t-il. « Maintenant que j’ai le pied dans la machine, même si je n’hésite pas à critiquer les éditeurs américains, je comprends beaucoup mieux leur situation. »

Mais à la fin de l’histoire, insiste Élise Gravel, heureux sont les plus curieux. « Je suis sûre que le genre de livre comme La tribu qui pue amène les enfants à avoir un esprit plus artistique et ouvert. À force de voir des livres d’autres pays, comme Mafalda, ou des livres traduits qui véhiculent des idées d’ailleurs, ça ne peut que faire une différence dans la façon dont les enfants se développent et pensent », croit l’auteure. « On est vraiment chanceux au Québec, nos livres jeunesse sont débiles. » Et loin de n’être que des livres de tout-nus.

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