Un article de Marc Cassivi qui parle de ce qui m’est arrivé après des mois d’activisme sur les médias sociaux en soutien à la population palestinienne:
Une patate à l’index
Censure à la Bibliothèque Juive de Montréal
Une patate à vélo, livre illustré de l’auteure à succès Elise Gravel, raconte l’histoire d’une pomme de terre à bicyclette, d’un brocoli qui sait compter et d’une mouche qui parle au téléphone. C’est un livre à l’image de son œuvre extrêmement populaire auprès des jeunes lecteurs, pleine d’humour, d’esprit et d’humanité. Elise Gravel, la citoyenne, est une progressiste qui dénonce les injustices. Aussi, elle a exprimé beaucoup de compassion, ces derniers temps, pour les enfants de Gaza.
Elise Gravel écrit des livres pour les enfants. Il tombe sous le sens qu’elle ait de l’empathie pour les enfants victimes du conflit israélo-palestinien, y compris bien sûr les 36 enfants assassinés par le Hamas le 7 octobre dernier. Elle dénonce évidemment sur les réseaux sociaux, où elle a des dizaines de milliers d’abonnés, le massacre de milliers d’enfants palestiniens par l’armée israélienne. Cette auteure primée est une excellente vulgarisatrice. Elle fait un travail essentiel d’éducation populaire, notamment sur la situation à Gaza, où la déshumanisation du peuple palestinien a atteint des niveaux ahurissants.
La Bibliothèque publique juive de Montréal vient de mettre Une patate à vélo ainsi qu’une trentaine de livres d’Elise Gravel à l’index. Il s’agirait d’une décision de son nouveau directeur général, Alain Dancyger, qui fut à la tête des Grands Ballets Canadiens (GBC) pendant 22 ans.
Pourquoi ? Parce qu’Elise Gravel compatit avec le malheur des Palestiniens ? Parce qu’elle pourfend le gouvernement de coalition de droite et d’extrême droite de Benyamin Nétanyahou ? Parce que des militants pro-israéliens l’accusent d’antisémitisme ?
Elise Gravel reconnaît que certains dessins qu’elle a publiés ces derniers mois sur les réseaux sociaux ont pu sembler équivoques ou reposer sur des informations dont la véracité n’est pas démontrée. Dans l’un d’eux, qu’elle a ensuite retiré, elle citait par exemple un de ses abonnés qui prétendait qu’« Israël a la plus vaste banque de peau au monde, récoltée sur des Palestiniens », une affirmation qu’elle a plus tard elle-même qualifiée de « problématique ». Elle dit avoir été ouverte aux commentaires de ses lecteurs et prompte à rectifier le tir. « Parfois, si quelqu’un fait un commentaire pertinent, je modifie mes publications pour clarifier », dit-elle.
La Bibliothèque publique juive de Montréal (BPJ), située dans le quartier Côte-des-Neiges, a néanmoins décidé de retirer tous les livres d’Elise Gravel, en anglais comme en français, de ses rayons. Même si elle les juge « objectivement inoffensifs », humoristiques et éducatifs. « L’ensemble de son œuvre que la BPJ détient à ce jour sera toujours accessible, sur demande, précise une porte-parole par voie de communiqué. Cette approche reflète notre engagement à répondre aux différentes préoccupations et sensibilités de la collectivité tout en permettant l’accès à une diversité de perspectives. » Le directeur général, Alain Dancyger, n’a toutefois jamais répondu à notre demande d’entrevue. On repassera pour le dialogue.
Pour avoir désormais accès aux livres d’Elise Gravel à la BPJ, il faudra donc en faire la demande expresse à un bibliothécaire, au comptoir. Comme pour les lames de rasoir à la pharmacie… Il n’y a pourtant, dans les œuvres telles que Le pire livre du monde, Bienvenue à la monstrerie ou Je suis terrible, pas la moindre référence au conflit israélo-palestinien, à la colonisation, au mépris des résolutions de l’ONU, aux notions d’apartheid ou de génocide. « Mes livres n’abordent absolument pas les sujets pour adultes que j’aborde sur les réseaux sociaux », m’explique Elise Gravel en entrevue.
Qui aurait cru qu’au Québec en 2024, on mettrait des livres à l’index, comme au temps de Duplessis et de la Grande Noirceur ?
En 2010, alors qu’il était à la tête des GBC, Alain Dancyger dénonçait lui-même ce qu’il disait s’apparenter à une forme de censure de la part du gouvernement conservateur de Stephen Harper, qui avait sabré les programmes d’aide aux tournées à l’étranger.
Qu’une bibliothèque publique, qui devrait être un sanctuaire de la liberté d’expression, puisse prendre une telle décision est non seulement absurde, mais inadmissible, scandaleux et révoltant. Or, dans une chronique publiée mardi dans The Suburban, un hebdomadaire anglophone de l’ouest de Montréal, le conseiller municipal de Côte-Saint-Luc Mike Cohen souhaitait que « d’autres bibliothèques emboîtent le pas ». Rien que ça.
« Ça n’a pas lieu d’être dans une bibliothèque publique », confirme Ève Lagacé, directrice générale de l’Association des bibliothèques publiques du Québec, dont ne fait pas partie la Bibliothèque publique juive de Montréal. Si les demandes de retrait de la part de citoyens sont très fréquentes dans les bibliothèques publiques du Québec, essentiellement pour des raisons idéologiques (la diversité de genre, par exemple) ou de révisionnisme historique, il est extrêmement rare que l’on y retire une œuvre des rayons.
« On est vraiment des gardiens assez farouches de la liberté intellectuelle. On est vraiment contre la censure », rappelle Ève Lagacé, pour qui il est primordial de ne pas amalgamer l’auteur et l’œuvre, ce qui n’a manifestement pas été fait par la BPJ. « Ici, la distinction est facile à faire », dit-elle avec raison.
Une campagne de dénigrement
La mise à l’index de ses livres est l’aboutissement d’une campagne de harcèlement, d’intimidation et de dénigrement d’Elise Gravel sur les réseaux sociaux. « Les insultes que je reçois sont inimaginables, dit-elle. Parce que je suis en faveur d’un cessez-le-feu à Gaza, on me traite de pédophile, de complice de viols et de terrorisme. On m’a dit que je devrais être électrocutée. Des parents m’ont dit qu’ils avaient dû expliquer à leurs enfants pourquoi leur auteure chouchou voulait qu’ils meurent dans une chambre à gaz. Mais c’est moi qui suis dangereuse, semble-t-il… »
Malgré le torrent de haine qui l’accable – elle a même reçu des menaces de mort –, Elise Gravel persiste et signe. Il n’est pas question qu’on la fasse taire parce qu’elle ose courageusement exprimer ses opinions. Elle est appuyée par de nombreux militants pour la paix avec qui elle collabore, notamment ceux de l’organisme Voix juives indépendantes Canada, qui subissent comme elle des salves incessantes d’insultes depuis des mois. « Simplement parce qu’ils manifestent de la compassion pour Gaza », se désole-t-elle.
Il n’y a pas qu’à la Bibliothèque publique juive de Montréal qu’on a fait des pressions afin de nuire à la réputation et à la carrière d’Elise Gravel. L’auteure et illustratrice fait aussi l’objet d’une campagne « d’annulation », de la part de militants pro-israéliens qui réclament à ses éditeurs qu’elle perde ses contrats. Il s’agit ni plus ni moins d’un appel à la censure d’œuvres artistiques. Elise Gravel s’y connaît en la matière, elle qui a vu l’un de ses livres, sur les stéréotypes de genre, banni dans plusieurs États du sud des États-Unis après une campagne de boycottage.
Contrairement à la croyance populaire, la culture du bannissement est un phénomène beaucoup plus répandu chez les conservateurs que chez les progressistes. Il n’y a qu’à faire un tour dans une bibliothèque floridienne pour s’en convaincre.
Qu’une telle censure s’immisce dans une bibliothèque québécoise devrait tous nous inquiéter. On importe chez nous les méthodes de la droite identitaire américaine pour s’attaquer à la liberté d’expression des artistes. Elise Gravel remarque ce glissement depuis un certain temps, notamment avec les militants anti-trans. « Ça fonctionne, dit-elle. Ça réduit des voix au silence. »
Selon l’adage, quand on veut noyer son chien, on dit qu’il a la rage. Quand on veut faire taire la critique des politiques d’Israël, on dit qu’elle est antisémite. « C’est de la diffamation. Ce sont des accusations graves que je n’accepte pas. Je vais agir en conséquence », me confie Elise Gravel, qui est représentée par l’avocat Julius Grey.
L’artiste ne se laissera pas museler. Et elle a bien raison. Comme le disait Élie Wiesel, Prix Nobel de la paix 1986 : « J’ai juré de ne jamais me taire quand des êtres humains endurent la souffrance et l’humiliation, où que ce soit. Nous devons toujours prendre parti. La neutralité aide l’oppresseur, jamais la victime. »